Le réalisateur raconte son hilarant et flippant « Template Message » (2018). De Viking Eggeling à Peter Millard, un entretien attentif et pointu sur le statut ontologique de la face humaine à l’heure de l’émoticône.

Comment es-tu venu à réaliser Template Message ? Comment situes-tu ce travail dans l’ensemble de ton parcours ?

Template Message était mon film de fin d’études, je l’ai réalisé pour mon diplôme de la section cinéma d’animation des Arts Déco de Paris et je l’ai présenté en juin 2018 au jury. Comme nos enseignants nous laissaient très libres de manière générale, et notamment pour le projet de diplôme, j’ai pensé qu’il fallait profiter de cette liberté à fond, parce que je n’aurai pas nécessairement une liberté équivalente dans mes projets futurs dans le monde « professionnel ». J’ai donc commencé à dessiner ou plutôt à animer sans scénario, sans story-board, simplement avec des envies formelles, le désir que j’avais d’expérimenter certains effets (de mouvements, de montage, de jeux avec le contour, de déconstruction d’un film d’animation préexistant par la rotoscopie, etc.) Le thème, le chapitrage, la construction et le son du film sont donc apparus au fur et à mesure, en animant. Et ils résonnaient avec des thèmes qui me travaillaient depuis longtemps par ailleurs : la tension entre animation et image fixe, l’histoire du « cadre » de la peinture jusqu’aux interfaces numériques, la nature de la vibration des personnages de cartoon (entre vie mécanique et mort « galvanisée »), etc.

Le.la lecteur.ice a besoin d’une note de bas de page : c’est quoi la rotoscopie ?

La rotoscopie est une technique d’animation qui consiste à redessiner image par image les contours d’un objet en mouvement qui a été filmé en prise de vues réelles (un acteur qui danse, par exemple) afin d’économiser la reconstitution du mouvement. Ici, elle a été utilisée sur des films d’animation pour déformer leur mouvement d’origine.

Template Message fait penser à une sorte de cérémonie ou de rituel, à un récit construit mais dont on aurait jeté la clé : la répétition, l’obsession règnent et on ne comprend pas tout à fait de quoi il retourne, sauf qu’il s’agit à la fois d’engendrement et d’effacement : comment « supprimer » le message publicitaire (« template message ») que constitue cette sarabande…

Oui, et justement au sujet du « template message » dont parle le film, c’est une expression que j’ai trouvée en consultant wikipédia. Au début de certains articles, il y a un encadré qui précise que l’article est sujet à caution pour telle ou telle raison, et tout à fait en bas de cet encadré, dans l’article wikipédia anglophone que je lisais ce jour-là, il y avait écrit : « learn how and when to remove this template message ». Je trouvais intrigant et étrange que le message lui-même propose d’apprendre au lecteur comment se débarrasser de lui. J’ai mis cette idée en rapport avec les formes visuelles et les images (celles du cinéma, de la peinture, de la gravure, etc.) qui resurgissent sans arrêt à travers le temps, et à travers nos écrans, nos « cadres », détachées de leurs contextes et de leurs sens premiers, comme des ectoplasmes devenus fous. On n’arrive justement pas à se débarrasser d’eux, on a beau les effacer, ils reviennent inlassablement. On ne sait plus très bien d’où ils viennent (de notre œil, de notre mémoire ou d’un ailleurs absolu) et on ne sait plus qui les projette. Les personnages du film, ce sont des images et des signes en liberté qui survivent à toutes les destructions sémantiques.

Tu sembles du coup typiquement « moderne », prenant ton propre médium pour objet et provoquant ainsi le trouble dans le signifiant. Tu mènes ici un travail sur l’histoire du dessin animé : tu cites Tex Avery et Disney comme matériaux de ta déconstruction et il y a dans tes films un côté Silly Symphonies détraquées…

Oui, en fait certaines séquences du film ont été obtenues en rotoscopant imparfaitement (ou disons, de façon indisciplinée) des extraits de court-métrages d’animation « classiques » que j’avais déjà en partie déformés. Ce qui donne cette espèce de familiarité des formes et des mouvements (des mouvements qui étaient déjà dans les films d’origine très expressifs, gracieux pour certains, burlesques pour d’autres) qui, je l’espère, provoque aussi une espèce d’inquiétude. Parmi les films que j’ai détournés, il y en a un que j’aime particulièrement, c’est Lonesome Lenny de Tex Avery (1946) dans lequel, à la fin, le personnage de Lenny (un gros chien un peu naïf gâté par sa maîtresse richissime) tue par accident le petit écureuil qui était devenu son compagnon de jeu. Et l’écureuil, Screwy Squirrel, vedette d’une série de films de cette époque, est bel et bien mort ; dans le plan final, son cadavre brandit une pancarte qui dit : « cette fin est triste, vous trouvez pas ? ». Pour moi, ce gag de fin représente très bien la réflexivité (et donc la modernité) de l’animation de Tex Avery et de ses disciples mais aussi la façon dont la mort habite les personnages de cartoon, même et peut-être surtout les plus excités d’entre eux. Ils sont comme des pantins qu’on ne cesse de tuer et de ressusciter, d’où le trouble quand ils meurent pour de bon. 

Tu dis « gracieux » et « inquiétude », on a parlé d’engendrement et d’effacement… C’est un burlesque horrifique et existentiel, d’une certaine façon… Dans ton travail (et on peut parler peut-être de celui que tu as en cours au Fresnoy, où tu étudies), la question de la « figure » humaine semble très importante. Est-ce que, par-delà les questions théoriques sur le statut du signe, il n’y a pas aussi chez toi un attachement profond à la fragilité humaine, l’umana fragilità des baroques ?

Que ce soit dans Template Message ou dans l’installation que j’ai réalisée au Fresnoy et que tu mentionnais, Apparition des figures standards, l’objet que je vise, ce sont les images avec leur part d’humanité (d’où la thématique visuelle du personnage) et leur part d’irréductible étrangeté ou d’extranéité. Et, bien sûr, ça peut renvoyer à une forme de fragilité humaine, notamment dans le chaos ou disons le brouhaha de signes et d’informations qui caractérise notre condition « numérique » actuelle. Je ne connais pas le concept d’umana fragilità que tu évoques, mais je crois qu’il y a une matrice chrétienne dans nos images, liée au concept théologique de l’incarnation. On pourrait soutenir, à la limite, que toute image renvoie à un dieu fait homme qui a vécu et qui est mort et donc que toute image renvoie, indirectement, à la finitude humaine. Mais la fragilité ou la pauvreté qui m’intéresse c’est aussi celles des images proprement dites et notamment celles du cinéma d’animation, qui sont produites par paquet de mille et stockées sur des disques durs sans jamais être montrées séparément les unes des autres, hors du flux, avec la dignité des images « fixes ».

J’essaye de leur rendre hommage et de témoigner du plaisir de dessiner, le plaisir de faire des images en les laissant surgir, là où, normalement, elles sont produites mécaniquement selon un plan bien précis. 

C’est un travail très philosophique… Tu as avalé un normalien ce matin ?

Non je n’ai pas eu ce plaisir, mais peut-être que, du fait de sa proximité géographique, l’ENS a une sorte d’influence occulte sur les Arts déco. Enfin, quoi qu’il en soit, même si le point de départ de mon travail est souvent un questionnement général et abstrait, j’essaye de faire des images très vivantes, remuantes et même, idéalement, drôles. J’ai envie de communiquer le plaisir que j’ai à les faire, parce que, en les faisant, je ne réponds pas aux questions que je me posais au départ mais je m’amuse énormément et c’est ça qui compte le plus. 

Revenons un peu aux questions, quand même. C’est-à-dire au « concept du visage du fils de Dieu » comme disait l’autre… A propos d’Apparition des figures standards, tu dis que tu essayes de faire des visages dessinés, fictifs, mais qui regardent réellement le.la spectateur.ice… Eh bien figure-toi que ça marche.

Si c’est le cas, j’en suis très heureux. Dans ce projet, je voulais réfléchir à cette idée de l’icône, cet objet étrange, qui n’est pas une idole mais qui donne accès au divin. Et j’étais troublé par l’idée que l’icône regarde autant le spectateur que le spectateur regarde l’icône. Donc, le visage pictographique, le visage du dessin d’enfant ou l’émoticône la plus élémentaire, nous regarde aussi. Elle a une présence bien humaine et simultanément une étrangeté, l’étrangeté des images dont on parlait plus haut. Ça m’intéressait de proposer un face à face entre le spectateur et ce visage, ou ce « masque » iconique, sur le mode du cinéma et sur le mode du dessin, là encore pour travailler la vive tension entre fixité et mouvement dans notre expérience contemporaine de l’image.

Et, je crois qu’en ces temps de visioconférence généralisée, le face-à-face avec l’image d’un visage sur un écran est devenu une expérience quotidienne, souvent troublante, et surtout très inhumaine. J’ai eu la chance de revoir 2001, l’Odyssée de l’espace en salle récemment – juste avant le reconfinement en fait – et la scène de l’appel entre le Dr Floyd et sa fille m’a vraiment frappé, Kubrick avait déjà compris la froideur de ce type de communication et, peut-être, le caractère irremplaçable de la présence physique dans la conversation et plus généralement dans les relations humaines. 

Il y a un élément dont tu ne parles jamais, précisément peut-être parce que tu as une conception « symphonique » – pour reprendre un terme cher aux avant-gardes des années 1920 – du cinéma, et cet élément, c’est le son. Quel est son statut dans ton travail ?

C’est bien sûr un élément très important et effectivement, il paraît absent dans une réflexion centrée sur la nature des images ou de la vision. Je crois que l’association entre un rythme musical et ce qu’on appelle, peut-être improprement, le rythme des images, du dessin, du montage est très importante, justement pour donner une présence concrète aux formes visuelles. Pour les deux projets que nous évoquons, j’ai eu la chance de travailler avec Gustave Carpene, qui est un excellent compositeur, et avec lequel nous avons appuyé au maximum la synchronisation entre les événements sonores et les événements visuels qui surviennent dans le temps du film. Je crois que l’animation est très puissante quand elle est chorégraphique, rythmique, musicale et d’ailleurs, ce n’est un secret pour personne, mais je trouve intéressant d’appliquer cette idée à une forme non-mimétique et non strictement narrative d’images.

Donc je suis partisan du « mickeymousing », non dans l’optique d’émouvoir et d’embarquer le public dans un récit, mais plutôt pour rendre les formes visuelles présentes et opérantes, les activer complètement. C’est effectivement ce que beaucoup de cinéastes d’avant-garde, notamment abstraits, ont fait avec brio, d’Oskar Fischinger à Norman McLaren en passant par Viking Eggeling. Ce travail sonore passe par des formes variées : électroacoustique étrange, musique orchestrale mélodique plus classique ou bruitages « réalistes » ; quel que soit le genre utilisé, la fonction est toujours d’ancrer les images et de les rendre plus matérielles, plus présentes. 

Quels sont tes projets en cours ?

Eh bien je suis toujours au Fresnoy mais je commence cette année une thèse de recherche-création à l’université de Lille et j’ai des projets de bande dessinée sous le coude que j’aimerais beaucoup développer. Le livre est différent du film, c’est un autre type d’ensemble d’images, avec beaucoup de possibilités, et j’aimerais expérimenter des formes de rythmes graphiques propres à ce support, notamment dans l’articulation des mots et des images, ce que la bande dessinée consacre évidemment, notamment quand elle s’interroge sur elle-même. L’intrication et parfois le conflit entre le visuel et le verbal m’intéresse, donc c’est un très vaste chantier qui commence. Et, ça ne t’étonnera sûrement pas, ma thèse porte justement sur la stabilisation de la forme visuelle des personnage graphiques, entre cinéma d’animation et bande dessinée, notamment dans le conflit qui oppose une industrie qui les exploite et un public qui les détourne, en particulier sur les réseaux sociaux. Pour l’instant je me consacre à étudier le cas passionnant de Bugs Bunny, donc, là aussi, j’ai du boulot pour les années qui viennent…

Une dernière question : tu aimes la pareidolie ?

Bien sûr ! Les mécanismes neurologiques et/ou l’apprentissage culturel qui font apparaître, par accident, un objet – notamment un visage humain – dans un élément de notre champ de vision font écho au domaine visuel dans lequel je travaille, à savoir le seuil entre abstraction et figuration. Par le mouvement, on peut faire surgir une figure représentationnelle d’une forme géométrique abstraite puis la faire disparaître et ainsi de suite. Des images, et donc des visages, sont contenues dans des formes, elles-mêmes contenues dans d’autres formes et il suffit d’un glissement, même très léger, pour passer d’une figure à une autre. J’aime bien cette logique de l’association d’idées appliquée aux images, comme dans un rêve ou une rêverie, là ou l’apparition d’une chose, sa présence, ne dépend pas de la vraisemblance narrative. C’est un peu ma devise : faire confiance aux images qui surgissent, suivre leur fil plutôt que de les inféoder au récit.

C’est d’autant plus intéressant avec l’animation qu’elle n’a pas du tout besoin d’imiter la grammaire du cinéma en prise de vues réelles comme elle le fait souvent (poser une caméra dans un espace, décrire un mouvement en temps réel), elle est bien plus ouverte que ça, tout peut arriver entre deux images, il existe mille nuances de continuité et de rupture. Et si la pareidolie comme figure de style consiste à donner deux yeux et une bouche à n’importe quel objet voire à n’importe quelle forme, je suis également preneur. La personnification visuelle, même la plus naïve, la plus facile, me paraît très puissante et, en un sens, presque magique – comme dans le travail de Jean-Jacques Granville en illustration ou celui du formidable Peter Millard en animation. C’est la manie des « bonshommes » : je ne me lasse pas de dessiner et de voir des personnages et, au fil de mes travaux, je documente cette obsession. Dans la joie, évidemment !

Entretien réalisé grâce à Framapad en novembre 20. www.instagram.com/marin.martinie

Les articles signés « Décor » sont rédigés par les responsables éditoriaux.
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