Avant de designer des affiches, des pochettes de disques et des saucisses qui dansent, Camille Astié a écrit sur la mémétique, cette science obscure qui applique Darwin à la culture : « les mèmes seraient nos Dieux et nous serions leurs hôtes, des corps dévoués à leur accueil et leur transmission. » Faut-il résister aux mèmes ou les virusser ? Vous saurez tout en lisant « Mémorandum Mémétique », une fiction que son auteure vous présente.
ASTIE_MemorandumMemetique

Mon enquête a débuté avec les mèmes internet. Présents partout sur la toile, leur nombre ne cesse de croître, tout comme la diversité de leurs formes. Nous y sommes confrontés quotidiennement, ils restent pourtant difficiles à cerner. Mais que sont-ils réellement ? Et d’où proviennent-ils ? Pourquoi plaisent-ils tant ? Comment se multiplient-ils si rapidement ? Pourquoi cette esthétique ? Et surtout, est-ce un phénomène essentiellement cantonné à internet ? C’est en tentant de répondre à toutes ces questions que j’ai découvert l’existence d’un concept bien plus vaste : la mémétique.

La mémétique se situe au croisement de plusieurs disciplines et se consacre à l’étude des mèmes. Un mème est un élément de culture repris et décliné en masse grâce à l’imitation. Les sujets qu’il aborde sont infinis, tant les cultures humaines sont riches et se renouvellent constamment.

Je me suis alors demandée s’il était possible de les classifier. Bien évidemment, on peut imaginer un système de répertoire thématique, à la façon d’une encyclopédie, mais le travail s’avérerait extrêmement ardu car les mèmes sont innombrables, et s’étendent à de nouveaux domaines quotidiennement. Il s’agirait alors plus d’un projet ouvert, en évolution permanente. Plus mes recherches progressaient, plus je me perdais dans le vaste monde des mèmes jusqu’à réaliser que j’en oubliais l’essentiel : leur logique de diffusion, autrement dit l’essence même d’un mème. En effet, plutôt que leurs objets, dont les thématiques sont inépuisables, c’est précisément la façon dont les mèmes se transmettent qui les caractérise.

C’est donc la propagation et l’évolution des mèmes qui a retenu mon attention, le mème en tant qu’élément fondateur de l’évolution de nos cultures.

En lisant la Théorie des mèmes de Susan Blackmore, j’ai été particulièrement marquée par le vocabulaire qu’elle employait afin de décrire les mécanismes de propagation de mèmes au sein de notre société. Nous les hommes en étions réduits au statut de simples machines à transporter les mèmes, ces derniers nous contaminant tels des virus sans que l’on ne puisse leur échapper. Cette nouvelle conception du monde puissante et fataliste, d’un homme contrôlé, dépassé, soumis à des entités supérieures sur lesquelles il n’a aucune maîtrise m’a fait imaginer une religion autour du concept de la mémétique. Puisqu’on ne peut leur résister, les mèmes seraient nos Dieux et nous serions leurs hôtes, des corps dévoués à leur accueil et leur transmission.

Ainsi l’Église de la Mémétique était née. Une religion « infinithéiste » portant un message d’espoir, de survie, face au développement des technologies et la crainte d’une perte de contrôle sur elles. Une crainte, qui au lieu d’être abordée par le rejet, pousse les hommes à s’y consacrer corps et âme, espérant obtenir à long terme un avenir harmonieux entre hommes intelligents et machines intelligentes.

Ce monde phagocyté par les technologies, c’est le nôtre, où s’établit progressivement le dogme de l’Église de la Mémétique. Perçue comme une secte à ses débuts, la religion prend rapidement une dimension telle que le phénomène devient mondial. Cette viralité s’explique par l’idéologie qu’elle véhicule et le mode de diffusion qui en découle : la propagation de mèmes à outrance.

L’intérêt tout particulier apporté aux mèmes, concernant les technologies, explique également la rapidité d’évolution de la religion. Nous traversons l’ère de l’instantanéité, nous sommes tous connectés les uns aux autres, et nos informations circulent à travers le monde en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Puisque qu’ils s’efforcent de propager un maximum de mèmes, les hôtes sont aussi amenés à diffuser ceux concernant l’Église de la Mémétique. Ses idéaux et valeurs progressent, ainsi la religion prend de l’ampleur, et voit son nombre de fidèles sans cesse s’accroître.

Aborder le futur par une religion fictive permet également de s’intéresser aux questions et paradoxes que soulèvent un endoctrinement. Pourquoi sommes-nous tous finalement concernés ? Qu’est ce qui me pousse à rallier le mouvement ? Comment peut-on s’oublier, s’abandonner à des idéaux, alors qu’on ne tend qu’à la liberté ? À quel prix renonce-t-on à son libre arbitre ? Comment le monde en vient-il à basculer ?

Impitoyable corps

Contrairement au futur que je propose, les auteurs s’intéressant à l’avenir de l’humanité et imaginant un monde où les machines sont toujours plus présentes ont aussi bien souvent la conviction que l’homme doit se débarrasser des impératifs de la réalité biologique. C’est-à-dire mettre un terme au corps humain tel que nous le connaissons, car il est le signe de sa finitude, un frein à la pérennité de son esprit.

Ce rêve d’autonomie absolue ne peut devenir réel qu’en se libérant de ces corps qui nous limitent, et ce grâce aux technologies. On retrouve par exemple cette idée d’homme augmenté dans le célèbre film RoboCop réalisé par Paul Verhoeven, la trilogie de manga Ghost in the Shell de Masamune Shirow, ou bien encore dans Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? de Philip K. Dick.

A contrario, l’humanité que je décris, se bat pour survivre en tant qu’individu physique, bien qu’elle ne connaisse pas le destin qui lui sera réservé. Ses projections en termes d’avancées technologiques sont séparées de sa personne physique. En effet, les hommes tendent à survivre dans un monde de machines, ils souhaitent s’y intégrer tout en conservant leurs caractéristiques humaines. Bien qu’ils participent au développement des technologies, les hommes ne veulent pas devenir des machines, mais simplement cohabiter pacifiquement avec elles.

© Camille Astié

On pourrait imaginer que l’investissement de ces hommes dans les technologies d’informations et de communication encourage à la « désubstantialisation » des individus. Comme si les hommes voulaient déclarer forfait à leur condition et faire émerger une relève de nouveaux êtres non humains. Mais les hommes de ma fiction ne ressentent pas cette fatigue de soi, cette limite de leurs propres corps, ils ne veulent pas abandonner le futur à lui-même, mais plutôt être acteurs de l’histoire à venir. Ils voient leurs corps comme un outil, un outil au service de l’information, un corps qui permet d’échanger des données, qui se plaît à copier gestes et langages, à en utiliser la moindre parcelle comme support de communication : la voix pour parler bien sûr, mais aussi un cou parfumé pour partager une odeur, une peau tatouée pour transmettre des messages, un visage maquillé pour divulguer une attitude…

Avec l’extension d’internet, le flux des informations qui traversent notre monde pénètre partout. Il a pris le dessus sur les êtres humains comme sur les objets. En plus d’avoir modifié nos échanges, il a également altéré nos façons de penser et de nous comporter les uns par rapport aux autres. « Grâce à internet et à la connexion de nos ordinateurs, nous avons écrasé l’espace et le temps et réalisé une proximité qui rend pensable la fusion ; nous sommes devenus de simples neurones de la planète Terre, sans plus de consistance que celle d’un commutateur qui n’existe que parce qu’il laisse passer du courant, de l’influx ; nous n’existons plus que dans le passage… » explique le philosophe Jean-Michel Besnier dans Demain les posthumains. Et c’est exactement à travers ce point de vue, l’idée d’être un vecteur de l’information, que les membres de l’Église de la Mémétique considèrent leur existence. En endossant le statut d’hôte, ils deviennent de simples véhicules transportant l’information. Ils sont ainsi définis par les mèmes qui les traversent.

Les robots de demain

À la fin de mon texte, je ne présente pas clairement les robots du futur, ces nouvelles technologies qui cohabitent pacifiquement avec les hommes. Personne n’est en mesure de prédire à quoi ces machines ressembleront et quelles seront leurs motivations. On a souvent tendance à imaginer l’intelligence comme liée aux émotions, à la capacité d’éprouver des sentiments. Mais si l’on y regarde de plus près, les émotions humaines sont avant tout une série de signaux électroniques et chimiques que notre cerveau interprète pour produire un sentiment particulier. Un fonctionnement quasiment mécanique, finalement pas tant que ça éloigné de celui des machines.

Les robots les plus perfectionnés sont actuellement capables d’apprendre par eux-mêmes, peuvent réaliser les calculs les plus complexes, anticiper une demande, communiquer à la perfection, et ont même la capacité d’auto-gérer leurs besoins en énergie. Mais jamais encore une intelligence artificielle n’a laissé transparaître la moindre émotion. Nous attendons ce jour, car il présage l’apparition d’une potentielle culture de savoir-faire, de traditions, de coutumes, propres à un nouveau type d’êtres intelligents.

Mais ces machines doivent-elles vraiment être douées de sentiment pour avoir une culture ? Pourquoi s’obstiner à vouloir retrouver à tout prix des caractéristiques humaines dans la machine ? L’homme a tendance à se projeter dans tout ce qu’il rencontre. Difficile pour lui de faire abstraction de sa personne et de son fonctionnement personnel. Un exemple probant est sûrement la fabrication de robots humanoïdes. L’homme souhaite voir dans ses robots des attitudes et une apparence humaines, alors que celle-ci n’est pas forcément la plus efficace pour effectuer toutes les tâches. Mais l’homme recherche avant tout une interaction facile, naturelle et donc plus efficace avec les robots. Pour créer du lien, rien de mieux que des émotions et une forme humaine. Si l’on admet qu’un jour ces robots s’émanciperont des hommes, alors plus rien ne les contraindra à conserver cette forme proche de l’humain.

Je ne voulais pas d’un récit post-apocalyptique, mais plutôt d’une histoire qui intrigue, qui amène à se poser des questions sur sa condition, son statut d’être humain. Est ce vraiment moi qui décide ? Suis-je maître de mon destin ? Peut-on aller contre sa propre nature, celle d’être un individu sociable qui ne peut s’empêcher d’interagir avec ses semblables ? Qui ne peut s’empêcher d’imiter, de copier ?

Le site de Camille Astié et sa célèbre knacki chorégraphe (avec Margaux Bigou). Pour obtenir un pdf du Mémorandum mémétique, écrivez à l’auteure.

Camille Astié est directrice artistique et designer graphique. https://www.instagram.com/camilleastie
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