Il existe dans cette branche des mathématiques appelée Topologie un Théorème du Point Fixe, en vertu duquel il reste toujours au moins un point commun à deux ensembles de points, ensembles initialement identiques mais dont l’un a été déformé. Ainsi, une feuille est placée en coïncidence sur une autre, les deux étant exactement identiques. Lorsqu’on déforme ou froisse l’une d’elles, et quel que soit l’emplacement où elle est déposée sur son double, il existe toujours au moins un point de celle-ci qui demeure à la verticale de son correspondant sur l’autre feuille (ici le numéro 78).
Apprenti besogneux de la langue chinoise, l’auteur de ces lignes n’a pas manqué de repenser à ce Théorème du Point Fixe dans l’une de ses rêveries en cours d’apprentissage. Car balayant les hypothèses fascinantes que ce théorème laisse entrevoir, l’une d’elles a retenu son attention : une étrange conjecture linguistique relevant de la même topologie ne pourrait-elle pas s’envisager ? Un point fixe, un point commun linguistique existerait-il entre le français et le chinois ?
Soit donc deux « espaces » linguistiques, en l’occurrence le français et le chinois1 (pour la pertinence de l’hypothèse, il convient en effet de choisir deux langues qui ne partagent aucune racine linguistique commune — la démonstration serait bien entendu sans intérêt entre le français et l’anglais) : serait-il possible qu’existe au moins un phonème identique dans les deux langues signifiant le même signifié ?2 (S’il serait hasardeux d’en formaliser un théorème, peut-être pourrions-nous y voir davantage qu’une coïncidence ?)
Écartons d’emblée les quelques mots français empruntés au chinois, tels que : ginseng, yoyo, ketchup, Japon, taoïsme, mandchou, litchi, thé, mongol, pinyin. Et réciproquement, nous mettrons de côté les rares mots français (ou indo-européens) adoptés par la langue chinoise : māma (maman), bāba (papa), mótuō (moto), jítā (guitare), màikèfēng (microphone), kāfēi (café), sūdǎ (eau pétillante), kělè (cola), xiāngbīn (champagne), bālěi (ballet)…3
Pour visualiser le problème, considérons l’ensemble des mots français, le « dictionnaire », composé de tous les couples C associant un phonème (entendu ici comme un mot) à un signifié. Ces n couples C seront par exemple notés :
Cn [Ph(x), Sig(y)]
où Ph(x) représente les phonèmes (nommés x) composant un mot de la langue, et où Sig(y) représente l’un des y signifiés du dictionnaire, classements effectués selon l’ordre alphabétique. En général simples et binaires, ces couples peuvent parfois être perturbés par des homonymes : par exemple ver — vair — vers — vert — verre, où un seul phonème Ph(x) renvoie à cinq significations, de Sig(y1) à Sig(y5). Procédons de même pour le chinois, en définissant un espace lexical qui rassemble les couples associant un phonème (ici un idéogramme) avec son signifié. Et, de même qu’en français, nous trouverons quelques homonymes dans cette langue : un même phonème chinois peut en effet s’associer à différents idéogrammes, et donc à différentes significations. Par exemple tán, qui signifie parler de quelque chose, converser (谈) mais qui désigne aussi un autel de temple ou une tribune (坛), signifie encore un étang, un bassin (潭), ou encore donner une chiquenaude, comme jouer du piano (弹).
Alors existe-t-il, dans ces deux espaces lexicaux, au moins un couple phonème/signification commun, c’est-à-dire le même son signifiant la même chose ? Nous en avons trouvé, qui appellent quelques commentaires :
. rén (人) / gens
Ce caractère, qui signifie « une (ou des) personne(s) » se prononce un peu comme « gènn », et selon les accents, est assez proche du français « gens ».
. fēng (凤) / vent
Là aussi, la prononciation chinoise de ce caractère n’est pas sans évoquer sa traduction française.
. dōu (都) / tout
Ce caractère signifie « tout », comme dans dōu chīle, « tout mangé ». Le d un peu dur de la prononciation chinoise fait ressembler ce caractère au mot français.
. de(的) / de
Ce de chinois — prononcé comme en français — exprime un lien d’appartenance entre des objets ou des personnes, par exemple Bill de shū qui signifie « le livre de Bill » ; mais comme on le voit, la différence avec le français est que l’ordre d’appartenance chinois est renversé.
. shīfù(师傅ou 师父) / chef
La République Populaire de Chine a informellement mais très démocratiquement adopté cet ancien titre es-qualité de maître pour la formule d’appel des artisans. Et c’est par ce titre — dont la prononciation le rapproche beaucoup du chef français — que l’on s’adresse à son chauffeur de taxi, par exemple.
. shāmò (沙漠)/ chameau
Il faut ici tordre un peu le cou de la réalité, car shāmò signifie le « désert de sable ». Mais l’on pourra considérer que l’association du désert de sable avec un camélidé n’est pas incongrue.
. zǒu (走)/ “zou”
(Exemple fantaisiste, qui espère l’indulgence du lecteur) Zǒu signifie « aller », toujours répété au moment de partir, zǒu zǒu, pour hâter les retardataires. Exactement le même sens que notre zou français !
Lancé sur cette problématique, l’esprit aiguisé file, et pense déjà à l’étape suivante, l’extension généralisée de la conjecture : au-delà de ces deux langues, y aurait-il des sons prononcés par différentes populations humaines mais qui signifieraient la même chose ? Nous procéderions alors à la constitution de deux espaces, l’un acoustique contenant tous les phonèmes linguistiques articulés par l’espèce humaine, et l’autre, sémantique, contenant toutes les « objets » signifiés par les Hommes. Chaque langue, chaque dialecte associerait à sa façon propre un élément de l’espace acoustique à un élément de l’espace sémantique, en formant un couple C. Traversant les cultures et les ethnies, existerait-il des concepts sémantiques dont l’expression vocale, la vocalisation, serait commune ? Quel serait alors le couple C commun au plus grand nombre de dialectes ? Mais alors au-delà : les concepts sémantiques ne pourraient-ils pas ainsi s’incarner par la voix, au sens propre du terme, dans l’espèce humaine ?
D’aucuns ont remarqué que, pour plus de la moitié des langues humaines, le mot désignant la mère se prononce à partir du son m et que les sons p ou t sont privilégiés pour désigner le père. S’il est tentant d’y voir l’incarnation d’un concept sémantique, associée à l’idée séduisante d’une proto-langue, commune à toute l’espèce humaine et vieille de plusieurs centaines de milliers d’années, les linguistes ont pourtant reconnu que ces sons mamamama et papapapa constituaient les premières productions vocales des nourrissons, avant même toute influence linguistique. Renversant l’antériorité, les parents attendris, penchés sur les berceaux, se sont toutefois attribué ces doux babils en s’extasiant sur la précocité de leur progéniture chérie !
Mais la question de la quête des origines reste en suspens. Posons alors la question brûlante : subsisterait-il un espoir de dépister, d’exhumer la proto-langue de l’Homo sapiens, la langue-mère de l’Humanité ? Certains ont poussé les recherches assez loin… Par exemple Frédéric II de Hohenstaufen, connu sous le pseudonyme de Stupormundi (« Étonnement du monde »), couronné à Rome empereur du Saint-Empire Romain Germanique en 1220. Polyglotte, il tenta de percer le mystère de la langue originelle des Hommes, celle de Dieu ou celle des anges. Dans le magazine Arts de juin 1959, voici en quels termes François Truffaut revient sur son film Les Quatre Cents Coups :
[Frédéric II] se demandait dans quelle langue s’exprimeraient des enfants qui n’auraient jamais entendu prononcer une parole. Serait-ce le latin, le grec, l’hébreu ? Il confia un certain nombre de nouveaux-nés à des nourrices chargées de les nourrir et de les baigner ; il interdit rigoureusement qu’on leur parlât ou les caressât. Or tous les enfants moururent en bas âge. […] C’est à l’expérience de l’empereur Frédéric que nous avons pensé en écrivant le scénario.
Si le fol espoir d’un retour aux sources semble inutile, tant des traces aussi lointaines sont effacées depuis longtemps — la science l’admet4, l’imaginaire et la poésie ont donc le champ libre pour écrire leurs versions des faits…