Comment se passent les débuts d’une jeune créatrice à sa sortie d’école ?
À la sortie de l’École, j’ai appris à acquérir une certaine « élasticité », aussi bien dans ma manière de travailler que d’envisager le design, et surtout de prendre le temps. Du temps pour revenir au local, à des rapports plus humains, de proximité et d’explorer de nouvelles manières de travailler avec les matériaux déjà environnants.
Une certaine philosophie de la patience ?
Oui, et cette philosophie est une véritable alliée car les échecs sont des passages incontournables de la vie qui permettent d’avancer, de nous forger. Cette vertu m’aide à sortir de mon périmètre de stress et à mieux effectuer chaque tâche avec soin, précision et de la nourrir d’une belle attention.
Est-ce que tu as des influences particulières, des méthodes de travail qui t’ont inspirée ?
Oui justement cette manière de prendre son temps est une philosophie que j’ai acquise au sein de la maison Alaïa, lors de mon stage dans l’atelier flou. Ce qui m’a émerveillée les premiers jours, c’est la dimension et le rapport au temps qu’avaient toutes ces personnes qui y travaillaient. Ce souci de revenir à une échelle du temps comme suspendu, où tout est concentré vers un présent avec comme seule ligne de mire l’excellence, la perfection.
C’est quoi un atelier flou ?
L’atelier flou est un atelier où l’on vient travailler toutes les pièces en drapés qui sont tous ces modèles étudiés à même le mannequin dans des matières légères, délicates et aériennes telles que la mousseline de soie, l’organza, la flanelle de coton, le tulle, le satin…
Quels sont les grands principes qui guident tes créations ? A savoir : que vises-tu et que souhaites-tu éviter ? Peut-on définir une esthétique et/ou une éthique qui seraient les tiennes ?
Je veux sortir du rapport consumériste avec le vêtement. Le vêtement est pour moi plus qu’un simple objet de notre quotidien. Il possède en quelque sorte son propre rayonnement, de par l’histoire et la façon dont il a été conçu et fabriqué. Je suis attachée à revisiter des inspirations issues des cultures passées, à travailler avec des artisans locaux et à vérifier que les conditions de production soient en accord avec mes valeurs éthiques et environnementales. C’est un rayonnement qui provient aussi du rapport intime que l’on peut construire avec le vêtement. Il est la construction de récits impalpables, précieux et immatériels qui dépassent le champ du visible, ce que j’appelle « l’Aura du vêtement » et qui constitue le point central de la marque Céline Shen et les prémices de toutes mes recherches engagées durant mon parcours a l’École des Arts déco de Paris. Une approche différente du vêtement, que je dois à la lecture du livre La vie sensible du philosophe Emanuele Coccia, qui m’a dévoilé l’horizon de ce qu’il nomme « l’espace médial ».
Ces récits impalpables, est-ce qu’ils font partie pour toi de ce qu’on nomme la « transition écologique » ? et si oui, comment ?
Oui, mon inspiration première vient de toutes ces pièces chinées du trousseau de la mariée. Les matières autrefois utilisées étaient nobles, mousseline de gaze, ruban en coton, lin et chanvre souvent produits localement. Le trousseau de la mariée est constitué de toutes ces pièces qui vont du linge personnel jusqu’à la robe que les jeunes filles cousaient elles-mêmes avant de se marier et d’entrer dans un nouveau foyer. Souvent ces pièces sont réalisées de façon artisanale et transmises de génération en génération. Dans mon travail vestimentaire, l’artisanat et la « pérennité » de la vie du vêtement sont essentiels.
Est-ce que la mariée est écoféministe ?
Elle est libre. Elle est libre et en lien avec le cycle des saisons, le rythme de la Nature et le cosmos. L’espace domestique est ré-envisagé dans sa dimension contemporaine.
Ce trousseau réapproprié qui est ton inspiration première, c’était ton travail de fin d’études ? Mais il était aussi lié à d’autres pratiques, telles que l’installation et la performance chorégraphiée… Est-ce que c’est cela, la liberté ?
En quelque sorte, cela se rejoint, puisque la question de l’héritage est très importante dans mon travail. L’alliage de ces différentes disciplines est ce que m’ont transmis tout au long de mon parcours les personnes que j’ai rencontrées : que cela soit lors de ma formation initiale en Arts Plastiques et en Philosophie, en Chorégraphie à l’Académie Royale des Beaux Arts de Bruxelles ou encore en Vêtement aux Arts Déco de Paris.
La danse ou la chorégraphie d’une part et la création vestimentaire d’autre part sont deux formes de rapport au corps : est-ce que tu retrouves des « gestes » similaires de l’un à l’autre dans ta pratique ? Tu as parlé d’intime…
Oui, le corps est le point de départ de ces disciplines. Aussi bien dans la création du vêtement il y a une incarnation du corps sublimé par le vêtement, de même dans la chorégraphie la création passe par un rapport sensible que l’on avait avec celui-ci, une dimension d’être dans l’écriture des mouvements qui dessine la création. L’intimité vient s’immiscer dans le rapport entretenu dans cette relation corps-vêtement / corps-mouvement. D’autant plus que pour moi le vêtement entre dans une pleine potentialité lorsqu’il est en mouvement, sur un corps dansant.
Cette notion de « corps sublimé » m’intéresse beaucoup. Quel est le rapport entre l’état « sublime » que constitue le design du vêtement en tant que partition et le passage à sa réalisation — si c’est le vêtement qui fait la chair (incarnation) et non le contraire ?
C’est effectivement le point central de mon travail sur l’aura du vêtement d’où découlent toutes mes créations. L’aura du vêtement est cette empreinte invisible, impalpable que porte en soi chaque vêtement. Une sorte d’« ADN » personnel, propre à chaque vêtement dont l’empreinte est apposée par cette traversée du mouvement et du récit que le danseur côtoie avec cet objet. Il devient actif et dans sa pleine potentialité, présence lorsqu’il devient incarnée dans une création chorégraphique.
Donc il vaut mieux voir tes vêtements dansés qu’en photo ?
C’est sûr ! Pour l’instant, les photos représentent des instantanés, une autre dimension d’existence du vêtement qui ne procure certes pas la même « aura » qu’un vêtement porté dans une pièce chorégraphique en live mais tout de même avec une certaine densité, un certain relief. Le contexte actuel rendant difficile la chose…
Est-ce que Hyères 2020, où tu as été finaliste, a été une étape formatrice pour toi ?
Oui essentielle, le festival d’Hyères, c’est un peu comme avoir une formation hyper accélérée à 360° de la direction artistique d’une marque. On y apprend en tant que jeune créatrice à collaborer avec des professionnels du milieu de la mode, à travailler avec des ateliers aux savoir-faire d’excellence grâce notamment au partenariat du festival noué avec les Métiers d’Art de Chanel. Il faut y être bien préparée car tout s’enclenche très vite, du fitting au maquillage jusqu’au défilé tout doit être bien ciselé. Formatrice également car c’est une très belle aventure humaine ! On est dans l’émulation, il y a l’effervescence d’un lieu chargé d’histoires, de rencontres privilégiées avec les habitants et les professionnels du secteur, des moments partagés, comme un ascenseur émotionnel, à la fois émouvants et magiques avec les designers finalistes et l’équipe du festival.