C’était avant la Covid, avant les confinements. Nous avions demandé à Capucine et Simon Johannin, les auteur.e.s de Nino dans la nuit (Allia, 2019) de nous dire à quoi ressemblait pour eux le décor contemporain. Ielles étaient revenu.e.s avec huit textes et huit images comme autant d’évidences.
SimonCapucine-JohanninCet inédit constitue aujourd’hui un précieux document sur la genèse de Nous sommes maintenant nos êtres chers, qui vient de paraître chez le même éditeur.
Nous sommes maintenant nos êtres chers évoque les contrariétés de la communauté. Le titre, énigmatique, en forme de cercle, semble supposer que le champ du chérissement, du soin, aurait en quelque sorte rétréci : il ne reste plus que nous (mais qui ? des amants ? des amis ? un peuple ?) comme « êtres chers ». Avant, nous étions autre chose les uns pour les autres (ou chacun pour soi-même, peut-être) et désormais, nous sommes nos propres « êtres chers ». Tendresse, et dévaluation infime de celle-ci.
Le recueil remet en scène, de façon différente, diffractée, l’univers de Simon (et Capucine) Johannin : la post-adolescence et l’amour des « petits Blancs », la sensation fragile d’être jeune et vivant, la révolte rimbaldienne : « C’est vous, hommes vertueux, qui riez aujourd’hui de / ma beauté. / Et j’entends sa voix : “Ils veulent par surcroît être payés !” / Et le Ciel en échange de la Terre / Et l’éternité en échange d’un jour sans chaleur. » On passe par des ronds-points (sans gilets jaunes apparents), on cueille « des fleurs et des médicaments » pour sa copine, on dort avec un ami étrange « pendant un mois » : « Il voulait que je vérifie sa santé en sentant son urine / dans une bouteille en plastique ». Une soif ancienne nous taraude : « J’ai le fond de la gorge qui moisit ».
Le verbe « voir » est sans doute un des plus utilisés ici, car « ça s’est passé devant moi », écrit Johannin. Nous sommes maintenant nos êtres chers est ainsi un festival de témoignages visuels aussi violents qu’indolents. Citons in extenso un des poèmes du livre :
Un pistolet contre ta jambe
Une carcasse de voiture
Les couleurs sombres d’un Bouche à Oreille où un
mineur est mort
Le corps d’un ami se griffant dans la drogue
Et la chiasse essuyée, avec les feuilles des arbres
Des bagarres tout le temps
Le corps fin se jetant au fond
Des dangers invisibles
Le vertige
Quand il pisse du haut des dix étages
Une autre fois je l’ai arrêté
Alors qu’il enjambait la fenêtre
Si l’on pense par moment aux jeunesses photographiées par Wolfgang Tillmans ou Nan Goldin (car la jeunesse est éternel retour), celle de Johannin se distingue probablement par une capacité à quitter son sujet, à rompre ou à congédier que ne manifestent pas ses aînés : c’est comme si l’on avait passé une frontière, qu’on soit « après », dans une sorte de présent englué. Une certaine idée peut-être de l’after : « La chienne a mangé ses chiots, / Et moi je suis parti ».