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Ce carnet de voyage ne vient pas tout seul. Il accompagne un très sérieux mémoire de recherche présenté aux Arts Déco de Paris et intitulé Espaces de la fête libre (2020). Si les touristes du XIXe siècle allaient en Orient, Jules de Guibert, étudiant en scénographie, a plutôt exploré le domaine de la free party. Il est tombé dedans à l’âge de seize ans, « dans un champ terriblement boueux de la fameuse ZAD de Notre-Dame-des-Landes, près de Nantes ». Quand on le rencontre, Jules est au mitan d’un projet cinéma : il fabrique une « enceinte géante végétalisée » pour un court-métrage de Carlo Sibony à l’Ecole Louis-Lumière, enceinte autour de laquelle des créatures étranges doivent venir danser. Sauf que le tournage est interrompu pour cause de météo et de Covid. La suite en avril 2021.
Qu’est-ce que la free peut apprendre à un scénographe ? «J’en tire plutôt une liste d’outils pour ma pratique, explique le jeune homme. J’ai appris à décortiquer les mécanismes de la désorientation d’un point de vue spatial et perceptif, que ce soit l’usage de la lumière, du son et leurs effets sur le corps, surtout le rapport entre son et espace ». Si le Carnet de voyage en free est plus narratif (et rappellera peut-être à certains des souvenirs, de Beuzec-Cap-Sizun à Ivry, telles des cartes postales envoyées d’un inconscient à l’autre), Espaces de la fête libre est une histoire et une sociologie participante de la fête, en plus d’une étude esthétique. De cet essai foisonnant, donnons quelques aperçus.
Si ses origines font de la techno une musique en quelque sorte « ouvrière » ou du moins industrielle, Jules de Guibert s’intéresse surtout à la revendication spatiale et à la Zone Autonome Temporaire que constitue selon lui la free party : « Lors de ces fêtes libres et autogérées, écrit-il, apparaît un nouveau type de communauté. Une communauté dansante, située en marge, prenant ses propres valeurs et apparaissant / disparaissant comme bon lui semble. » Le politique est donc un axe majeur de la réflexion. La free s’impose avant tout comme un espace de liberté, de tous les possibles, et consiste à chaque fois en l’appropriation d’un lieu nouveau. « On fait le montage son d’abord, explique-t-il, et les gens viennent le plus vite possible. Une fois que la masse est arrivée sur le site, la police ne peut plus les déloger ». On peut alors passer à l’installation des lumières et autres artefacts de la fête.
En ce sens, note Jules De Guibert, la free party illustre assez bien le célèbre concept des hétérotopies de Michel Foucault, que ce dernier définit comme
des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables.
Comme certains types d’hétérotopies, remarque le scénographe, la free possède en outre un aspect à la fois récurrent et insaisissable, apparaissant et disparaissant plusieurs fois dans l’année.
L’autre aspect au cœur d’Espaces de la fête libre est une politique du percept, qui découle des considérations de Guy Debord sur l’espace humain :
Jules de Guibert analyse chacun des mécanismes du dérèglement perceptif en free. Le plus évident passe par l’usage des drogues et de leur effet synesthésique et d’« étirement du temps ». Le son et les jeux de lumière sont aussi une composante essentielle puisque « lors d’une écoute prolongée, il se peut que le système nerveux du visiteur s’accorde avec les formes d’ondes sonores et lumineuses, créant ainsi une sorte d’hypnose ou de méditation. »
Plus curieux est le dernier aspect envisagé comme cause du changement perceptif : l’agitation corporelle. Jules a travaillé avec Lisa Vereertbrugghen, chorégraphe spécialiste de la danse hardcore, notamment du « hakken, danse spécifique issue du gabber, style musical extrême né dans les années 1990 lors de certaines raves à Rotterdam. » Après une séance d’exercices, écrit-il, « je ne sentais plus mes mains, de façon très étrange. Le simple fait de me secouer pendant vingt minutes m’a ainsi fait ressentir de nouvelles perceptions physiques, comme une redécouverte de mon propre corps. Je me suis alors dit qu’une nuit entière de danse intense, cela devait en effet chambouler durablement le corps dans ses propres habitudes ».
Jules de Guibert consacre enfin une partie importante de son travail à tracer dans l’histoire de l’art moderne la généalogie des usages technoïdes. Parmi toutes les références possibles, l’une d’elles semble plus que pertinente : c’est l’art spatial de Lucio Fontana et sa revendication de « projeter dans l’espace des émotions de couleur et des émotions plastiques ». A l’origine des ambiances psychédéliques, on pourra ainsi placer peut-être son Ambiente spaziale a luce nera (1948-49), une forme organique et fluorescente s’étirant dans les trois dimensions d’une pièce éclairée en lumière noire. « L’environnement lumineux de la pièce, note Jules de Guibert, prend ici autant d’importance que l’objet sculptural, étendant ses limites et jouant avec les perceptions des visiteurs. »