Assumons le déchet comme décor, appréhendons-le comme une ressource, une matière première de création : tel est l’un des partis pris qui émerge face à la surproduction et délocalisation des rebuts massivement produits par la société occidentale contemporaine. Des déchets industriels aux résidus biologiques, des projets tels que Les gravats en héritage ou L’artisanat du cheveu coupé nous invitent à réincorporer dans notre entourage proche ce que nous avions relégué loin de notre vue, parce que jugé gênant, encombrant ou insignifiant.
Le déchet comme décor
Dans le premier cas, la designer-chercheuse Anna Saint Pierre s’attèle à la réappropriation des déblais et gravats issus de chantiers de déconstruction et de réhabilitation architecturale. Au moment même où le statut des matériaux du bâti se modifie, elle prélève sur des sites spécifiques, poussière, sable, gravats, briques, fragments de façades, etc., qui sont triés puis transformés afin de nourrir la conception, la fabrication et l’expérience d’un nouvel édifice, sur le lieu même où ils ont été collectés. Les briques deviennent ainsi pigments, peintures, impressions (Saint Pierre et al., 2019), une façade de granit se fait terrazzo, des terres excavées deviennent briques. Ainsi se créent des boucles de transmission qui questionnent le tissu de la mémoire architecturale et de sa vulnérabilité (Mossé, 2020).
Le designer-chercheur Antonin Mongin explore quant à lui une autre ressource souvent invisibilisée : le cheveu coupé. Substance à forte charge symbolique, il constitue une part relativement inhabituelle mais persistante de la culture matérielle, célébrée au XIXᵉ siècle par la confection d’objets intimes à dimension commémorative et décorative. Antonin défie par ses créations les connotations négatives associées à cette fibre, encore ignorée par la science des matériaux, mais réemergeant dans la pratique de jeunes designers qui la revendiquent comme une des rares ressources naturelles renouvelables à l’abondance croissante (Franklin & Till, 2018, pp. 174-108). Antonin, lui, travaille systématiquement à partir de cheveux issus d’une ou plusieurs personne identifiées qu’il s’agit d’imprimer, de tisser, tricoter ou feutrer afin d’incarner un moment de vie singulier, nous rappelant que le cheveu n’est pas une fibre comme une autre et que le geste artisanal permet ici de replacer un peu d’humanité au centre du décor, aussi confidentiel soit-il (Mossé, 2020).
Soigner le décor(ps)
Soignons le décor, prenons soin de nos corps nous murmurent deux projets à la croisée du design textile et de la création vestimentaire. Par l’intermédiaire de parures de lits convertibles en parure de corps, la designer textile Justine Décarsin évoque avec humour dans son projet Le réveil des Autruches, ces « humains-couettes » que nous devenons parfois à force d’ériger des frontières, aussi douces et confortables soient-elles, entre nous et les autres.
Dans un joyeux mélange où liberty et autres imprimés domestiques se juxtaposent à des métaphores anatomiques en 2D comme en 3D, l’image du corps – aussi bien intérieur qu’extérieur, physiologique que psychologique – est convoquée comme motif central d’un discours décoratif comme critique afin de nous inviter à réfléchir à nos « réflexes vestimentaires de protection, d’isolement et de dissimulation » (Décarsin, 2017).
Jeanne Vicerial, docteure en design vêtement, s’intéresse elle davantage au contexte de conception et de fabrication du vêtement actuel dans lequel le corps est perçu comme une norme, un standard. Avec la Clinique Vestimentaire, elle dépasse les clivages du sur-mesure et du prêt-à-porter grâce à un nouveau procédé textile basé sur des principes d’artisanat numérique afin de créer des vêtements sur-mesure sans passer par l’étape du coupé-cousu et sans produire de chute (Mossé, Bassereau, 2018 ; Vicerial, 2019). Ce savoir-faire inédit lui permet de façonner un décor sur-mesure, dont les jours et les entrelacements s’ajustent aux envies de ses commanditaires, mais avant tout de créer des vêtements adaptés à la morphologie singulière de leur porteur. Elle repanse le vêtement non pas comme une image standardisée mais comme une matérialité incarnée à la mesure des corps qu’elle habille. Dans les deux cas, le décor nous invite ici à retrouver l’intégrité du corps, qu’il soit individuel ou collectif.
Dissoudre l’égo du décor
Aux antipodes d’une perception traditionnelle du design textile – souvent réduit à sa part décorative –, la designer Laetitia Forst cherche à remédier aux « hybrides monstrueux » (Braungart & Mc Donough, 2002) produits par l’industrie textile : ces mélanges de fibres naturelles et synthétiques si intimement liées que leur recyclage en devient économiquement et écologiquement non soutenable. Au sein du Centre for Circular Design (CCD) de Chelsea College of Arts, elle examine ainsi comment développer de nouveaux modèles de design pour désassemblages textiles s’inscrivant pleinement dans une dynamique d’économie circulaire (Forst, 2019). Pour ce faire, elle explore des systèmes d’imbrications textiles multi-couches, modélisés ici grâce à la découpe laser, qui permettent de les séparer facilement et de les recycler dans des circuits distincts. Le motif, l’esthétique du matériau hybride est ainsi guidé non pas tant par l’égo du créateur que par les contraintes d’éco-conception. Le décor n’en est pas moins assumé.
Décors actifs, décors vivants
Chez la designer vêtement Clara Daguin, c’est l’influence de la technologie sur notre rapport au monde qui est questionné. Grâce à l’électronique et l’informatique, elle façonne des habits de lumière dont le décor s’illumine en réponse à des stimuli tels que changements de température ou présence d’ondes électromagnétiques (Goormaghtigh & Garnier, 2017).
Ce faisant l’électronique se textilise, le motif se fonctionnalise, contribuant au développement d’un répertoire de motifs réactifs, nouveaux en ce que, dynamiques, ils brouillent les frontières entre matériaux – traditionnellement perçus comme inertes – et machines, perçues comme actives dans la mesure où elles produisent une action, transforment une forme d’énergie en une autre (Mosse, 2017, pp. 49-50). Au delà de l’expérience phénoménologique, ces broderies lumineuses ont pour vocation de nous interpeller sur l’omniprésence de l’informatique associée à l’électronique et les fusions intimes qu’elles permettent entre corps et décors de nos vies.
Cette porosité entre le technologique et le vivant est au cœur d’Imprimer la lumière, un projet développé par Soft Matters, Ensadlab et le Centre pour l’Architecture et les Technologies de l’Information (CITA). En explorant l’appropriation de bactéries émettant de la lumière par le prisme de l’impression 3D, ce projet examine la fabrication d’une micro-architecture bioluminescente (Ramsgaard et al., 2020). Le but n’est pas de résoudre une performance architecturale telle que l’éclairage public ou domestique mais d’expérimenter ce qu’une architecture vivante peut signifier. Ces micro-architectures aux allures de cités miniatures – où le décor se fait milieu-, questionnent plus fondamentalement comment le motif architectural peut se mettre en mouvement pour accueillir une écologie d’espèces en coexistence symbiotique. Ce faisant elles soulignent, que ce qui convient, c’est peut être précisemment de sortir le décor de sa dimension anthropocentriste, de le mettre, au delà de l’humain, au service de l’ensemble du vivant, au service, comme dirait Michel Serres, de la Biogée.
Fruits de pratiques contrastées aussi bien que d’une sélection forcément subjective, la pluralité des décors qui se croisent ici expriment néanmoins les multiples facettes d’une matérialité contemporaine en pleine évolution. Les motifs convoqués ne sont plus tant marqueurs de rang social, de pouvoir ou de démocratisation qu’ils reflètent un décor contemporain qui se cherche, tiraillé entre impératifs esthétiques, technologiques, écologiques et sociaux. Si dans certains cas, l’ornement positionne encore l’artefact comme production artistique, en tant que fruit d’une subjectivité singulière et unique par opposition à une production collective – et donc dans une certaine mesure plus anonyme – ; à travers d’autres il exprime voire revendique le besoin de retisser, par le motif, du sens commun, que ce soit sur les sentiers de la mémoire personnelle, de l’héritage collectif ou par le biais de l’humour. D’autres questionnent davantage le processus de matérialisation même du décor, quel que soit son degré d’ornementation, explorant comment de nouvelles méthodes de construction, de nouveaux outils ou média transforment motif, texture, topologie, fonctionalisent le décor au-delà de son rôle symbolique, brouillent ou dépassent les traditionnels clivages ornement/structure, matériau/machine, inerte et vivant. Entre questionnement des possibles aussi bien techniques que poétiques et souci de faire milieu, ces décors disent les frictions et convergences de notre temps, à l’heure où la bienséance se fait peut être plus rhizomatique que monolithique.