Zoé Tullen, pourquoi la France et la Suisse dans cette exposition ?
J’ai grandi à Genève et j’ai beaucoup d’attaches et d’affinités là-bas, puis j’ai étudié aux Art Déco à Paris. J’avais envie de faire des ponts entre ces deux milieux. Au niveau des pratiques artistiques, j’observe beaucoup de convergences, avec des approches différentes. Il s’agit de deux scènes assez marquées et qualitatives. Elles évoluent parfois en vase clos, en particulier pour les jeunes artistes comme nous, qui avons une visibilité plutôt locale.
Parmi les convergences, on aperçoit la question de l’hybridation et du dépassement du genre (avec la référence à Paul B. Preciado qui court au long de l’expo)… et ce dépassement du « genre » au sens social est redoublé par un dépassement de l’opposition traditionnelle entre « beaux arts » et « arts appliqués » (à travers le design vêtement)…
Oui ce sont des thèmes qui m’intéressent beaucoup personnellement. Les artistes exposé.e.s appartiennent à la même génération et la révolution sexuelle appelée entre autres par Paul B. Preciado nous traverse chacun.e à notre manière. Sortant d’écoles d’art, la pratique artistique et la vie quotidienne sont également imbriquées. Je trouve le design vêtement très à propos pour parler de construction identitaire, car cette pratique propose une incarnation concrète du corps à échelle individuelle et quotidienne. Dans le cadre de l’exposition, l’idée est de faire une analogie entre la fabrication d’une forme et celle d’une identité à travers les images que l’on crée, les vêtements que l’on porte, la manière dont on est perçu.e. Il s’agit de questionner la frontière entre image et identité dans un rapport au corps et à la matière lié à la transformation. J’ai invité à la fois des artistes plasticien.ne.s et des designers de mode sans faire de distinctions entre les deux, afin de traiter le domaine identitaire comme un terrain de jeu et de création.
Il y a au moins une des artistes invitées, Virginie Jemmely, qui semble être à l’exact croisement des « arts » et du « vêtement »… Tu peux parler un peu de son cas ?
J’aime beaucoup son travail, il s’agit justement d’une artiste/designer suisse avec qui j’avais très envie de travailler. Sa pratique du design vêtement est fortement liée à ses dessins, qu’on retrouve par exemple sur des imprimés, etc. Ses vêtements s’inscrivent dans la continuité de ses peintures ; elle rend tangible des figures archétypales issues d’un univers extrêmement sensible et personnel qui questionne la binarité, l’âge adulte ou encore le monde du travail. À travers ses vêtements, elle matérialise des expressions très oniriques habituellement réservées au monde pictural ; on a l’impression d’être dans ses peintures.
Tu dis « comment on est perçu.e », tu parles d’ « archétypes », toi-même tu proposes une œuvre sur un personnage de fiction, Pinocchio, qui est une sorte d’avatar… La question du déguisement est importante ? Est-ce lié à la sociabilité en ligne du monde 2.0. ?
Pour l’exposition je présente un travail qui crée un dialogue entre la figure de Pinocchio (qui m’obsède !) et un avatar 3D qui est en fait un portrait de moi enfant déguisée en arlequin. C’est un moyen de faire un lien entre la fiction et la réalité, le jeu des images et des souvenirs. Pinocchio par exemple est une figure archétype liée à l’enfance à la fois par sa présence dans l’imaginaire collectif dès le plus jeune âge, mais aussi parce qu’il nous parle d’un processus de fabrication de soi (ou d’un pantin qui rêve de devenir un garçon). C’est un récit initiatique, une mise en abîme qui dépeint la construction identitaire en parallèle à la fabrication d’artefacts. Ce qui est important pour moi, c’est de considérer l’identité comme une construction qui finalement relève toujours d’une forme de déguisement. Comme toute construction — à la fois formelle ou sociale — elle répond à des codes et des techniques de fabrication qui peuvent être détournés une fois assimilés. Je pense effectivement que ce travail de manipulation est décuplé par les technologies numériques et l’omniprésence du digital qui créent une révolution au sein de l’image, questionnent son origine et son authenticité.
Cette possibilité de « devenir autre » continue, c’est une chance ou bien demeure-t-il un reste de nostalgie pour une « vérité du soi », pour une identité « stable » ?
Qu’est-ce qu’une identité stable ? Personnellement je vois ça comme un potentiel de métamorphose plutôt réjouissant. Je pense que la transformation matérielle à travers l’expérimentation de médiums, le détournement de supports ou de techniques est justement un outil pour questionner des sujets plus existentiels tels que la « vérité du soi » ou la nature de la matière. Pour moi, un moyen de répondre se trouverait plutôt dans une multitude de perceptions ou du côté des états de fluidité. J’avoue qu’une identité figée et univoque, ça aurait plutôt tendance à m’angoisser !
Le titre de l’exposition est « Âge d’Or ». Les quatre époques de l’humanité sont traditionnellement associée à une vision cyclique de l’Histoire (l’âge d’or, comme tu le dis dans la note introductive à l’exposition, est soit passé, soit à venir), à un éternel retour. Et on oppose cette vision, traditionnellement, à une vision linéaire de l’Histoire, celle du progrès… Est-ce que ces considérations sont en jeu dans ton choix de titre ?
À vrai dire, j’ai choisi ce titre en référence à la carte 0 du tarot de Marseille. Sans chiffre assigné, elle représente un personnage anciennement appelé le Fol qui symbolise un état juvénile voire immature, mais aussi une ouverture vers une voie autre. Le titre a une dimension divinatoire à l’échelle personnelle ou individuelle plutôt qu’il ne se rapporte à une vision de l’Histoire avec un grand H. Après, le tarot de Marseille existe depuis des siècles et fait donc automatiquement référence à des images historiques, comme un surgissement du passé qui nous aide à fabuler sur le futur, à nous projeter. Donc ça parle plutôt de cycles effectivement — de boucles qui cherchent à ne pas tourner en rond mais à dévier un petit peu.
Est-ce que ce Fol 0 a un rapport avec les zéros qu’utilise ici Caroline Ventura pour son travail ?
Le 0 dans le travail de Caroline est lié à une forme organique, il est imparfait et se définit par lui-même. Elle propose pour « Âge d’Or » une série de dessins réalisés sur de la résine souple et transparente ; des supports coulés de manière aléatoire aux formats arrondis comme des zéros. Ils s’opposent au carré rigide de la toile pour revenir aux traditionnels « beaux-arts » dont tu parlais. Pour elle, le carré et le rond vulgarisent aussi de manière abstraite le masculin et le féminin. Dans le cadre de cette exposition, le rejet du carré et d’un support « neutre » est aussi lié à une revendication féministe.
Ce détournement des matériaux et formes genrés se retrouve aussi chez Paola Rodriguez Cañada, il me semble ? En confondant vernis à ongles et peinture pour carrosserie, elle mène un travail qui m’a fait un peu penser à celui de Judy Chicago dans les années 1960, quand elle transforme des carrosseries de voitures et joue de même sur la confusion des matériaux et des genres (univers masculins et féminins)…
Oui ! Dans un registre formel plus figuratif pour le coup, Paola propose un doigt vernis à échelle humaine, qui lie le domaine du nail art et du tuning. À l’inverse de Judy Chicago qui détournait des carrosseries de voiture pour s’approprier un domaine aux valeurs machistes, Paola transforme ici la surface de l’ongle vernis généralement attribué au stéréotype féminin vers un terrain hybride enduit de peinture de carrosserie. Ce doigt agrandi se présente comme un rebut qui s’allonge dans une forme quasi intestinale. Au final, il représente un socle plutôt qu’un corps.
Avant que tu ne nous présentes les deux autres artistes d’« Âge d’Or », peux-tu nous dire comment tu es passée d’artiste à curatrice ? Et comment tu as organisé les rencontres entre les différents univers au sein de l’exposition ?
J’ai toujours aimé réunir des artistes et créer des expositions ou des moments de partage. J’ai par exemple organisé une résidence artistique annuelle dans le Jura suisse avec ma sœur Jeanne Tullen, de 2016 jusqu’à l’an passé. Au cours de ce projet on a supervisé quatre expositions au total, auxquelles on a aussi parfois participé. J’aime bien faire les deux, j’expose également à « Âge d’Or » par exemple. Je pense que mon rôle de curatrice est très instinctif ; j’invite des artistes qui m’inspirent à exposer à mes côtés, pour compléter et enrichir mes recherches personnelles. Pour l’organisation de cette exposition, on s’est retrouvé.e.s régulièrement physiquement, et virtuellement pour les artistes basé.e.s en Suisse, et chaque projet a évolué à l’issue de ces échanges.
Pour boucler la boucle d’« Âge d’Or », peut-on parler du travail de Morgan Rémy et d’Isaure Levieux ? L’une et l’autre me semblent poser, outre celles de l’hybridation et de la métamorphose qui y sont certes rattachées, la question du rapport au temps et à la mémoire : Isaure Levieux parle d’objets « usagés » et Morgan Rémy transforme ses pièces en « archives » pour le futur…
Oui, dans son travail Isaure utilise souvent des objets récupérés ou voués à l’abandon. Dans l’exposition, elle part par exemple d’une chaise pour lui attribuer les qualités d’un cheval en travaillant sa posture et en ajoutant des prothèses. Elle questionne la mémoire de l’objet et ses qualités formelles pour le transfigurer. Là où Morgan — issu du design vêtement — questionne plutôt pour cette exposition la fabrication même d’accessoires de modes à l’échelle industrielle, insistant sur l’absence du corps sous une forme d’archivage de pièces sous vide. On a d’un côté une expérience très subjective de l’objet, et de l’autre une critique de sa fabrication déshumanisée.
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« Âge d’Or », c’est aussi une affiche, des performances, de la musique, etc. Deux mots sur ce qu’on pourra vivre durant la durée de l’événement ?
Oui, les affiches ont été pensées en sérigraphie comme des objets annexes de l’exposition avec le graphiste Paulin Barthe, elles représentent la carte du Fol. On a intégré une couche d’or expérimentale qui réfléchit la lumière et lui permet de miroiter. Les affiches ont été imprimées à la main en 120 exemplaires et seront disponibles à la vente au vernissage et pendant le temps de l’exposition. Au programme il y a aura le défilé / performance de Virginie Jemmely à plusieurs reprises durant la semaine et une visite avec les artistes le samedi 26 juin à 16 h, sur réservation. Sans oublier le vernissage le jeudi 24 juin dès 18h.