Riccardo Giacconi, Due, 2017, 16’56.
Toute forme de vie se structure dans un « langage » qui nous reste totalement étranger et incompréhensible. […] Toute forme appartenant au domaine du visible est, entre autres, une manière particulière de se présenter.
Adolf Portmann, Aufbruch der Lebensforschung, 1965.
Si nous fuyons la ville, c’est que nous cherchons la ville ailleurs, nous cherchons un contact humain véritable, et non pas cynique. C’est une question de survie. Un voyage biologique. Notre fuite est-elle utopique ?
Enzo Siciliano, Milano 2 : una città per vivere, Edilnord Centri Residenziali, Milano 1976, p. 19.
« J’étais tout juste diplômé », raconte Enrico Hoffer. Cet architecte est l’un des concepteurs de Milano 2, le quartier résidentiel de Silvio Berlusconi élevé à Segrate, dans la banlieue de Milan : « Avec trois camarades d’université, nous avions décidé de créer notre agence. Nous avons rencontré Berlusconi par des amis communs, et ça a été notre coup de chance. Il voulait construire tout un quartier, il nous a demandé de lui soumettre un projet. Il a aimé ce qu’on lui a proposé et il a acheté le terrain, qui était une ancienne exploitation agricole. Ensuite nous nous sommes occupés de l’aménagement urbain et de divers projets de construction entre 1969 et 1979. Comme nous avions l’enthousiasme de la jeunesse et que nous partagions une même vision, nous avons réussi à mettre sur pied quelque chose d’acceptable ». Il sourit en prononçant cette dernière phrase.
Je passe beaucoup de temps à Milano 2. Je réalise un documentaire sur le quartier et son évolution dans le temps. À la Biblioteca Braidense de Milan, je tombe sur une brochure publicitaire de 1976 publiée par Edilnord Centri Residenziali, la société immobilière de Berlusconi : Milano 2 : una città per vivere (Milan 2 : une ville à vivre). Il paraît que chaque nouvelle famille qui emménageait (on les appelait les « pionniers ») en trouvait un exemplaire sur ses étagères. « En général, explique Hoffer, ils avaient la quarantaine et quelques enfants. Ils avaient vraiment l’impression d’être des pionniers, car ils trouvaient une réalité nouvelle en arrivant, puisque même les services essentiels n’étaient pas encore en place. Après, les logements et les infrastructures ont connu un développement simultané harmonieux : peu à peu sont apparus des écoles, des magasins, des transports, une église, un bureau de poste, une banque, un Sporting Club,… »
L’image d’un nouveau monde à coloniser revient également dans la brochure publicitaire, par exemple dans ce texte écrit par le journaliste Gianni Brera :
À Milano 2, le miracle a clairement eu lieu. La grande ville est derrière nous. Dans les temps anciens, on aurait parlé de « colonie ». L’excédent de population doit trouver un autre lieu, éloigné ; un tirage au sort impitoyable désigne ceux qui doivent partir. Ici, heureusement, la colonie naît d’un choix spontané. La nouvelle communauté s’énuclée sans drame. Le privilège est un acquis laborieux, un bien dont on profite ensemble, de la manière la plus rationnelle possible.
Le « privilège » qui unit la nouvelle communauté est décrit sur un ton utopique, presque messianique : Milano 2 se présente aux acheteurs potentiels comme un monde à venir. En effet, le quartier ne s’est pas développé de façon organique, à partir d’un tissu urbain ou social existant ; il est né d’une idée pure, construite à partir de rien sur un terrain vide.
À propos des débuts, Hoffer se souvient encore que « chaque samedi matin, il y avait une page entière dans le Corriere della Sera, avec des textes et des photos vantant les merveilles de Milano 2. Et des tas de gens venaient, prêts à acheter. Berlusconi aimait faire visiter : « regardez ici, regardez là… ». Il aimait ça. Il est comme ça, il a toujours été bon vendeur ». Des slogans tels que « Milano 2 : opération air pur », ou « Milano 2 : il est temps d’investir » s’étalaient en pleine page dans le Corriere. Le plus célèbre était « Milano 2 : la ville des numéros un ».
« Un quartier avec beaucoup d’espaces verts, où les voitures sont presque invisibles, c’était l’idée de Berlusconi », poursuit Hoffer, qui a designé le paysage de Milano 2. « Il jubilait, il suivait tout ce qui se faisait au département technique. Par exemple, il était très impliqué dans le choix des arbres. Souvent, on allait ensemble visiter les pépinières. C’est la première fois qu’il s’est vraiment exprimé en tant qu’entrepreneur, un entrepreneur avec des ambitions architecturales. La philosophie générale du quartier, c’est lui. Nous, on a fait le reste ».
Le paysage a été, dès le début, l’une des clés de la campagne publicitaire de Milano 2. Le nouveau quartier était présenté comme une oasis d’harmonie entre la nature et l’architecture, contrastant de façon frappante avec la pollution et l’asphalte du centre ville de Milan. Cette comparaison est au cœur du texte de Natalia Aspesi, toujours dans la même brochure :
Le paysage physique de Milan est devenu amer, et il est parfois cruel à supporter. C’est dans la peau, par les oreilles, dans l’estomac, le sang, que l’on ressent le désir de vivre Milan et en même temps d’exorciser Milan : en somme, de se sentir blindé dans une ville dure et infatigable et, en même temps, de se sentir vulnérable dans une ville douce et calme. Un Milano 1 pour être au centre de tout ; un Milano 2 pour se trouver soi-même. […] Plus que des couleurs, des proportions, de la verdure, des collines douces, des panneaux indicateurs soignés, des séparations nettes entre la circulation des piétons et celle des voitures, le paysage de Milano 2 est composé d’enfants qui jouent, de jeunes à vélo, d’hommes et de femmes qui se promènent, de personnes qui se déplacent dans un espace inhabituel, inconcevable dans l’autre Milan.
Cette campagne publicitaire convoque l’image d’un monde à la sérénité arcadienne, mais parfaitement parallèle à la ville réelle, laquelle est « à deux pas ». L’enjeu dépasse celui d’un simple projet immobilier. L’architecte Hoffer me le confirme : « Toutes sortes d’arguments commerciaux ont contribué au succès : la vie au vert, l’atmosphère de vacances,… C’était complètement différent de ce qu’on faisait à l’époque dans le centre enfumé de Milan. C’était une véritable forme de vie ». En entendant cela, je pense immédiatement à la phrase prononcée par Michel Foucault dans son dernier cours au Collège de France : « La révolution dans le monde européen moderne […] n’a pas été seulement un projet politique, elle a été aussi une forme de vie1 ».
Mais en lisant la brochure publicitaire et en parlant avec les habitants actuels du quartier, il est clair que les « arguments commerciaux » (comme fuir le smog) allaient de pair avec une autre motivation, inavouée. « L’idée était de séduire une classe aisée qui souhaitait à l’époque quitter le centre ville de Milan, à cause de l’insécurité », me raconte un habitant. « Il y avait des manifestations politiques en permanence, et nous vivions sous la menace d’attaques terroristes. C’est pourquoi beaucoup d’entre nous sont partis. »
La « forme de vie » prônée à Milano 2, où les enfants peuvent « grandir paisiblement dans des espaces verts », se situe entièrement en dehors de l’arène politique, loin des discussions, des mouvements, des risques et des émeutes de la ville. Ce que les « pionniers » achetaient, c’était une séparation, à la fois géographique, environnementale et économique : un « privilège dont on profite ensemble ».
« Depuis le début, Milano 2 a été terriblement boycotté du point de vue politique », souffle Hoffer. « À un moment donné, la justice est même intervenue, car des accusations étaient portées contre nous. Nous avons dû nous battre, car l’intelligentsia n’a pas bien digéré le projet. Ils ont commencé à l’appeler « le ghetto des riches » et des choses comme ça. Oui, ceux qui achetaient à Milano 2 n’étaient probablement pas issus de la classe ouvrière, mais nous avions un éventail assez large de clients. » Je l’interroge sur la relation entre Milano 2 et ce qu’on appelle le riflusso (terme utilisé en Italie pour indiquer un repli général sur la sphère privée, accompagné d’un désengagement politique et social, caractéristique de la transition des années 1970 aux années 1980). « Le projet a été perçu comme une déclaration politique », répond-il. « Qu’un quartier puisse être séparé de la ville et avoir une vie indépendante, c’était mal vu, surtout dans les années 1970. L’idéologie, qui imprègne aussi l’urbanisme, rejetait totalement ce modèle. Aujourd’hui, je pense que des projets de ce genre seraient hors de question, du moins en Italie. »
Le lancement d’une expérience appelée TeleMilano a transformé le quartier en un véritable laboratoire, inaugurant une phase de transformation radicale de la société italienne. Notre brochure publicitaire de 1976 consacre l’un de ses derniers paragraphes à cette expérience, en la présentant comme « la première télévision par câble avec des programmes diffusés sur une base régulière […]. Les studios de production se trouvent à Milano 2 et sont équipés de caméras fixes et mobiles, de consoles d’enregistrement, d’un système de mixage complet, de vidéocinéma […]. Dès ses premiers mois de vie, TeleMilano a connu une participation active des habitants à la production des programmes ».
Hoffer : « À un moment donné, Berlusconi s’est éloigné de l’immobilier pour se concentrer sur sa nouvelle idée : la télévision. Tout le monde a essayé de le décourager, mais il a persisté et a réussi à mettre sur pied TeleMilano, qui au début n’était conçu que comme un service pour le quartier, avec des actualités et des reportages sur Milano 2 transmis par le réseau local. Puis le projet a évolué, s’est étendu à l’échelle nationale. Par rapport à l’idée ambitieuse de Berlusconi sur la télévision, TeleMilano n’était qu’une première étincelle ». Quel fut le rôle des architectes dans ce projet de télévision ? « Nous avons conçu quelques studios, mais la télévision n’était plus notre affaire. Satisfait de Milano 2, Berlusconi a envisagé une autre entreprise, non plus dans l’immobilier mais dans les médias. »
Je rencontre Debora Visconti, née à Milano 2, où elle a grandi. Dans son livre célébrant le quarantième anniversaire du quartier2, elle décrit le début de cette télé :
TeleMilano était la télévision câblée de Milano 2. […] Entièrement dédiée aux habitants du quartier, la chaîne était née d’une idée de Giacomo Properzj, secrétaire du Parti républicain de Milan. Son compagnon d’aventure dans l’entreprise était Alceo Moretti, propriétaire de l’agence de relations publiques Alfa. Silvio Berlusconi loue à Properzj et Moretti un appartement dans la Residenza Portici : celui-ci devient le siège de TeleMilano. Les deux pionniers de la télévision par câble se rendent vite compte du coût de l’initiative. Ils cèdent donc l’entreprise à Berlusconi, qui transforme TeleMilano en télévision hertzienne, grâce à la loi 103.
La chaîne a commencé à émettre en 1974 depuis le célèbre Palazzo dei Cigni (« Palais des cygnes »), situé sur la place principale de Milano 2, en face de l’étang. TeleMilano deviendra ensuite Canale 5, la première chaîne de télévision privée italienne et la tête de pont de l’empire médiatique berlusconien. Le quartier sert de laboratoire : mais par le biais de la télévision, la « forme de vie » peut rayonner au niveau national.
Je montre un premier montage de mon documentaire à l’écrivain Yannick Haenel, auteur du journal de voyage Je cherche l’Italie (Gallimard, 2015). Selon lui, « le lien structurel entre Milano 2 et la télévision révèle comment les mêmes concepts fondent le projet immobilier et la culture médiatique berlusconienne ». Ce qui avait été un peu vite qualifié de « pur divertissement » dans les premières années de la télévision privée italienne était en fait l’annonce d’une nouvelle « forme de vie », laissant de côté l’engagement politique et abandonnant toute lutte pour changer le monde. TeleMilano annonçait que le monde à venir avait déjà eu lieu : c’était Milano 2 – un prototype pour transformer l’Italie entière. Le projet avait un caractère politique dès le départ, bien avant la véritable discesa in campo3 de 1994.
De ce point de vue, le slogan qui ouvre la brochure publicitaire prend un sens plus large : « Milano 2 : une expérience concrète et fascinante, une proposition à méditer, une suggestion concrète pour l’avenir de la ville ». Quelques pages plus loin, le journaliste Marco Mascardi le redit en d’autres termes : « Milano 2 est plus qu’un quartier. […] C’est une nouvelle façon de vivre. Si ce modèle fonctionne, […] alors l’engagement devient puissant, car ce modèle doit être suivi. Des lotissements similaires devront être construits ailleurs. Et c’est ainsi que Milano 2 sera devenu un prototype, une matrice. »
Le projet immobilier contenait dans son ADN le projet politique et le projet médiatique : ils s’intégraient les uns dans les autres. Ensemble, ils tendaient vers une « nouvelle façon de vivre », vers la « nouvelle communauté » qui « s’énuclée sans drame » prévue par Gianni Brera. Tout était déjà là, conjugué autour du Palazzo dei Cigni : architecture, communication, gouvernement. Ces trois aspects habitaient conjointement le quartier et, comme l’écrit Carlo Mazza Galanti dans un essai sur son enfance à Milano 2, on pouvait même voir leurs personnifications en train de se promener : le comédien Jerry Calà, « qui vivait dans la résidence Spiga » ; le footballeur du Milan AC Ruud Gullit, qui « jouait souvent au basket sur le terrain devant l’église » ; l’acteur Raimondo Vianello chez le coiffeur. Ou Marcello Dell’Utri, cofondateur de Forza Italia et mafieux condamné, « prenant un bain de soleil au bord de la piscine »4.
Et aussi l’architecte Hoffer, qui vit à Milano 2 depuis qu’il en a supervisé la construction. Je lui demande comment il voit l’avenir du quartier. « Il va continuer à se développer », me répond-il, « en espérant qu’il sera le mieux préservé possible. De nombreux changements ont été apportés au fil du temps, d’autres suivront. Au début, il y avait trois écoles maternelles, deux écoles élémentaires et un collège. Maintenant, le taux de natalité est différent : certaines structures sont devenues superflues ».
En octobre 2016, TeleMilano a diffusé ses ultimes images. Depuis 1974, elle avait accueilli diverses émissions de la télé italienne, comme Striscia la Notizia et Paperissima, ou des journaux télévisés comme Studio Aperto et Tg4.
En me promenant aujourd’hui dans le quartier, j’essaie de distinguer les signes que le temps a laissés dans ce lieu conçu comme le laboratoire d’une Italie à venir. Je fais le tour de l’étang. Je passe devant le Palazzo dei Cigni, qui porte désormais le logo de Mediaset, la société de médias de Berlusconi. Je déjeune à sa cafétéria. Une ou deux fois, j’amène des amis non italiens avec moi. Il leur est difficile de comprendre comment un changement aussi profond dans la culture italienne a commencé ici, dans cette banlieue. Ce quartier résidentiel n’a guère l’air d’un décor pour batailles politiques, ni de l’avant-poste d’un empire médiatique, ni d’une étude de cas pour une expérience sociale à grande échelle. Pourtant, c’est ici que tout a commencé.
Je perçois souvent comme une mélancolie dans mes conversations avec les actuels résidents. Comme une maison après une fête, il semble que Milano 2 et ses « pionniers » aient été laissés pour compte. Après des décennies de berlusconisme, le quartier n’a plus rien de spécial ; la « forme de vie » dont il était le prototype s’est entretemps répandue partout.
Je me perds. Je demande mon chemin à une vieille dame, nous bavardons. « Je ne supporte plus de vivre ici », me dit-elle. « Ce n’est plus comme avant – nous sommes tous vieux maintenant. J’ai acheté un appartement ici dans les années 1970. Puis, mes enfants sont partis étudier à Milan et ont fini par y rester. Moi aussi j’aimerais pouvoir retourner à Milan. J’essaie d’y aller aussi souvent que possible ».
Pourtant, Milano 2, de l’avis général, a bien vieilli. Tout semble en bon état : les aires de jeux, les haies, les étangs, les bureaux d’accueil. La propreté est de mise. Certaines devantures sont peut-être vides, mais le quartier ne s’est pas transformé en ruine. Plutôt en monument. Comme celui qui trône au milieu de la place principale, sculpté par Pietro Cascella et offert aux habitants par Berlusconi. Un monument comme tous les monuments construits pour célébrer une idée, et qui finissent par rester là, semblables à eux-mêmes, alors que tout a changé autour d’eux.