Au départ il y a le projet européen « From Conflict to Conviviality through Creativity and Culture » (4Cs), développé dans le cadre de Creative Europe, le programme de l’Union en soutien à la culture et à l’audiovisuel. 4Cs a pour objectif « de montrer la capacité unique du design, et en particulier du co-design, à mettre en relation, faire résonner, révéler et valoriser des pratiques et des solutions modestes et sobres dont l’efficacité et la résilience ont été prouvées par le temps », indique Anna Bernagozzi, en charge de 4Cs pour l’Ecole des Arts Décoratifs de Paris.
C’est dans ce projet (qui se lit aussi « Forces ») que s’inscrit l’atelier de recherche « Vivant & Ville » au sein de cette Ecole, en partenariat avec les Laboratoires d’Aubervilliers.
Avec en vue l’Expo-Action « Infinite creativity for a finite world » au festival « 100% L’EXPO » à la Villette (30 Mars-18 avril), « Vivant & Ville » envisage de se réapproprier la ville par le vivant et le vivant dans la ville depuis un point de vue écoféministe. Plus précisément, il a été imaginé pour repenser notre relation au végétal et aux micro-organismes, envisagés comme partenaires de soin en ville. Dans l’objectif de continuer à préparer le terrain et les actions de l’exposition malgré le deuxième confinement, nous avons pris le parti de proposer Vivant.e.s, une série de rencontres pour les étudiant.es, une phase de recherche sous le signe de « l’incubation » et du partage. Lors de la préparation des rencontres une question s’est alors dessinée : comment appréhender le vivant, de nouveau inaccessible ? Comment designers et sorcières approchent-iels la question du care et leurs relations au.x vivant.e.s dans ce nouveau contexte ?
Nous avons pris les contraintes imposées par la crise sanitaire comme une occasion pour explorer de nouveaux formats pédagogiques, donner la parole à des artistes, curateur.ice.s, chercheur.e.s et designers. Et appréhender leur travail dans le vaste cadre du care par leurs expériences incarnées et émotionnelles. Avec Vivant.e.s, nous avons mis en place un espace permettant pendant quelques semaines de rester en contact avec la scène culturelle dans un cadre intime, malgré l’éloignement physique.
Arthur Donald Bouillé
Une intimité dont l’écho résonne en particulier dans l’intervention du designer Arthur Donald Bouillé, dédiée à la fiction, lors du dernier épisode de notre cycle. Dans l’Ecume des jours de Boris Vian, la relation au cancer du personnage se joue par une métaphore au vivant : le nénuphar qui croît dans les poumons de Chloé à mesure que la maladie progresse. Arthur Donald Bouillé prolonge la métaphore de Vian avec Expérience de panser, trois objets d’aide à l’accompagnement de patient.e.s atteint.e.s du cancer.
Le premier objet de la collection accueille un échantillon tumoral, avec lequel l’usager.e est amené.e à interagir : cette relation se manifeste par une réponse lumineuse qui varie selon la voix du.de la patient.e. En mettant fiction et technologie au service du soin, Arthur Donald Bouillé questionne notre rapport à la maladie par le biais d’objets-intermédiaires établissant un cadre intime pour visualiser, matérialiser et percevoir le cancer. Pour lui, « c’est un dialogue avec soi, avec l’autre qu’humain, l’objet est donc un réceptacle pour la parole de l’usager tout autant qu’il joue le rôle d’intermédiaire entre l’usager et l’incarnation de sa maladie ». S’ils proposent de nouvelles manières d’appréhender la pathologie, par une approche sensible et poétique, ces objets de nature ambiguë se situent aussi à la frontière du design spéculatif et du design critique, dans la lignée de Dunne & Raby. Ils constituent ainsi un moyen d’apporter une critique au caractère aseptisé des appareils médicaux, et de remettre en question l’approche du.de la designer industriel.le et plus largement de la culture technoscientifique occidentale.
Serina Tarkhanian
Un constat à l’origine de la recherche de la designer canadienne Serina Tarkhanian, pour qui l’institution médicale impose une relation passive et standardisée aux patient.e.s : les seules voies d’appréhension de la médecine et des savoirs existeraient par le biais de protocoles et de méthodes scientifiques. Son projet Co-healing : an institutional reform for caring with propose une expérience collective et participative de soin.
The lung microbiota exchange tool a pour objectif de permettre un échange réciproque et sécurisée entre les microbiomes des patient.e.s, permettant à chacun.e de devenir donneur.se et receveur.se. Son projet est aussi un moyen pertinent pour repenser l’expérience du soin grâce à une approche du design social et relationnel, en privilégiant des matières et des couleurs chaudes qui renouent avec des formes et procédés artisanaux et ancestraux. Le travail de Serina Tarkhanian permet aussi de renouveler les codes d’une esthétique de laboratoire dépersonnalisée en vigueur dans les hôpitaux.
Aniara Rodado
Si le design semble être un moyen de remettre en question l’appareillage médical et scientifique occidental, la sorcellerie est aussi un lieu d’expérimentation pour proposer des alternatives médicinales. Aniara Rodado, artiste, chorégraphe et chercheuse, envisage le soin par des expériences collectives et performatives. Sur le terrain du biohacking et de la sorcellerie domestique, Aniara Rodado met en place des expériences où se jouent des relations multispécifiques et plurisensorielles. Son engagement poétique, politique et incarné envisage la décolonisation des corps et des plantes, depuis un positionnement transféministe. En collaborant avec le collectif Gynepunk, elle œuvre pour une démocratisation des savoirs gynécologiques et pour l’autonomisation des corps féminins de l’industrie pharmaceutique. Dans le cadre de sa thèse de doctorat. Aniara Rodado propose des alternatives aux soins gynécologiques par une redécouverte de connaissances ancestrales maya autour de la transformation des plantes.
Lucile Haute
La reconnaissance de savoirs alternatifs, non labellisés ou sorciers, permet de redéfinir notre rapport au vivant à travers des pratiques et aussi des moyens d’expression plus égalitaires. L’héritage lexical des sciences modernes participe également à une mise à distance quant à la relation établie avec les autres espèces. Dans cette dynamique, par les formats qu’elle propose (des outils numériques aux espaces performatifs), Lucile Olympe Haute renouvelle le lexique de la sorcellerie en mobilisant son contenu narratif et politique. Le Manifeste des cybersorcières et ses rituels néo-païens deviennent le support d’un activisme technoféministe animiste.
Lilianna Motta
Le travail de Lilianna Motta œuvre également à faire évoluer les sciences du vivant vers un lexique plus inclusif. Cette artiste botaniste participe d’une écologie relationnelle en œuvrant pour la protection et la conservation des polygonomes, ces plantes rhizomiques mises à l’index par leur taxonomie, considérées comme « invasives » ou « mauvaises herbes ».
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Si nous devons être attentif.ve.s à faire évoluer les outils, instruments, et termes pour approcher le care et le vivant, « ce qui est salvateur c’est que dans les formes d’enquête, les sciences ont simultanément inventé des styles de savoirs qui sont d’un autre ordre : des savoirs qui restituent au vivant leur animation intrinsèque, des savoirs réanimants. C’est d’eux que nous avons besoin dans une culture du vivant : des savoirs qui se tressent aux autres dimensions de la sensibilité, de la pensée, et de la pratique 1». Les supports d’expression peuvent participer à une émancipation des vivant.e.s et redéfinir les hiérarchies associées. Le rituel, le manifeste ou la fiction sont autant à convoquer pour créer de nouvelles alliances. Des modes de survies collectifs et interspécifiques faisant écho au Chtulucène de Donna Haraway, philosophe des sciences et biologiste, un concept où le biologique, le technologique, humains et non-humains cohabitent grâce à de nouvelles collaborations.
Par la réappropriation des termes, des savoirs, des instruments, les designers et sorcières peuvent contribuer au développement de pratiques plus inclusives et plus empathiques, dans le but de retisser et renouveler nos relations au vivant et à la manière de penser et soigner le(s) vivant(es).
Pour compléter :
Anthony Dunne & Fiona Raby, Design, Fiction, and Social Dreaming, The MIT Press, 2013.
Reclaim, recueil de textes écoféministes choisis et présentés par Emilie Hache, Cambourakis, 2016.
Donna Haraway, Vivre avec le trouble, Les éditions des mondes à faire, 2020.
Boris Vian, L’écume des jours, Le livre de poche, 1996.
Starhawk, Rêver l’obscur : femmes, magie et politique, Cambourakis, 2015.
Vivant.e.s a eu pour intervenant.e.s Carmen Bouyer (artiste, éducatrice, designer), le duo composé de l’anthropologue Marine Grand et de l’artiste Anaïs Tondeur, les curatrices et podcasteuses Anne Bourrassé et Hélène Aguilar, Phénix Brossard (acteur), Kathleen Reilly (artiste, artisane, designer). Ces discussions ont en outre été enrichies grâce à Henriette Waal (artiste, designer, enseignante) et Ines Geoffroy (programmatrice d’exposition). Merci à tou.te.s.
1 Baptiste Morizot, “Nouer culture des luttes et culture du vivant”, Socialter, hors-série n°9, 2021.