Durant les années 1920 et 1930, Jean-Claude et Suzanne Hoentschel forment un couple dont le mode de vie élégant rappelle celui de Jacques-Henri Lartigue. Comme lui, ils bénéficient d’une grande aisance financière mais préfèrent aux mondanités la pratique de nombreux sports qui les amènent à voyager fréquemment. Les albums photos de la famille Hoentschel montrent des sauts à ski à Super-Bagnères, des parties de golf à Biarritz ou des bains de mer à Cannes. De même, passionné de mécanique – ce fils de famille a même décroché un brevet de mécanicien chez Peugeot – Jean-Claude Hoentschel roule en Bugatti…
En 1934, le couple et leur fille Nicole quittent un 4ᵉ étage de la rue de Rivoli, face aux Tuileries, pour prendre en location un appartement de plain-pied à Neuilly, boulevard Maurice-Barrès, face au Bois. Après avoir construit l’orangerie de leur propriété de Montmorency, l’architecte Pierre Barbe est chargé d’aménager leur nouveau logement.
Si des vues de ce logis furent publiées dans la revue Art et industrie en novembre 1936, d’émouvantes photographies prises par Jean-Claude Hoentschel ont également survécu et permettent, par l’œil de l’amateur, d’imaginer ce décor perdu.
Partis pris
L’appartement se trouve dans l’un de ces immeubles de rapport cossus de style Louis XVI-1900, à l’angle d’un boulevard résidentiel et d’une rue secondaire. Barbe aménage le jardinet en façade, simple dans sa composition mais élaboré dans l’effet. La trame orthogonale de carreaux de terre cuite façonnés à la main à Clausonnes (Alpes-Maritimes), le gazon dans les larges interstices – coupé au ciseau –, les catalpas aux fleurs mauves – transportés par péniche en pleine terre – forment à la saison un ensemble délicat. Les boules de buis taillé, placées dans des caisses en bois, parachèvent l’aspect architecturé.
L’habitation se compose d’un vestibule qui donne accès, à gauche, côté jardin, aux pièces en suite – salon, boudoir (chambre de Madame) et fumoir (chambre de Monsieur) ; face à la porte d’entrée, à la salle de bains de Madame. À droite de ce vestibule, côté rue, on pénètre dans la salle à manger et, côté cour, dans le vestiaire qui ouvre sur le couloir. Celui-ci distribue, côté cour, la cuisine, la salle de bains de Monsieur puis la lingerie ; côté rue, la chambre de Mademoiselle et sa salle de bains.
Le parti retenu est de mettre à nu le volume de l’appartement pour laisser place à un espace dont la simplicité apparente résulte de la recherche constante du juste détail, d’une maîtrise des proportions. Le désir de repousser les murs, peints en blanc mat dans des tons ivoires, et d’éclairer plus encore les pièces se concrétise par l’installation dans les pièces de réception de portes à double battants avec panneaux de glace fixés par des vis à tête de clou en acier bleui, dit « canon de fusil ». Barbe dote chacune des deux grandes fenêtres en anse de panier d’une menuiserie métallique à cinq grandes baies. Enfin, il recouvre le parquet en totalité d’une moquette dont le coloris pêche, teinté à l’échantillon par le fabricant, prolonge à l’intérieur le ton exact du dallage du jardin.
Barbe redessine toutes les cheminées de l’appartement, avant tout pour leur effet décoratif car l’appartement est chauffé par radiateurs encastrés, dans l’esprit Directoire pour Madame, en calcaire sans mouluration pour Monsieur.
Sur le mur ouest du salon, le coffre en plâtre de la cheminée est façonné au pouce en creux en des mouvements circulaires par Diego Giacometti qui, en compagnie de son frère Alberto, collabore alors régulièrement avec Jean-Michel Frank, le décorateur de l’élite, lui fournissant nombre d’éléments décoratifs en plâtre, terre cuite ou bronze pour orner ses intérieurs dépouillés. Une copie de la cheminée en sera tirée par estampage par Jean-Claude Hoentschel, qui l’installera après guerre dans son nouvel appartement ; elle disparaîtra malheureusement dans la destruction de l’immeuble.
Un luxe discret
En 1930, Barbe fonde sa maison de décoration IMT (Installation Meubles Tissus) pour diffuser ses créations de mobilier et accessoires, petites séries ou pièces uniques. L’appartement Hoentschel en compte un certain nombre, de tous types et de toutes tailles… Les relevés pour exécution montrent la prise en charge globale de l’aménagement mobilier, autant pour des éléments monumentaux, comme les armoires de la lingerie, avec plaques de propreté en bakélite blanche, que pour d’humbles articles comme le porte parapluie avec bac en cuivre chromé et patères du vestiaire.
Les pièces à vivre du couple sont les plus raffinées. Pour le boudoir (chambre de Madame), Barbe dessine un spacieux lit-divan recouvert de satin de soie blanc uni, avec de moelleux coussins ; des esquisses témoignent des premières hésitations de l’architecte entre divers profils plus raides. Il complète l’ensemble de bergères et de cabriolets Louis XVI par des pièces de mobilier de sa façon, comme la table basse sur piétement en X. Pour le fumoir (chambre de Monsieur), il conçoit un divan qui glisse pour former lit mais dont le dossier reste fixé au mur. La note masculine est donnée par la masse des portes à deux battants en acajou vernis qui encadrent la cheminée, de même par la table basse, avec piétement en acajou vernis et dessus en ardoise. Le bureau en acajou est installé sous la fenêtre ; son plateau est scellé dans le mur par deux consoles. S’y ajoutent le meuble bas de bibliothèque, rechampi blanc avec étagères sur crémaillères, et les fauteuils, dits « confortable », inspirés du mobilier anglais, que Barbe apprécie pour leur faculté à se fondre dans le décor.
Selon une pratique largement répandue dans les familles bourgeoises jusqu’à la seconde Guerre mondiale, la jeune enfant est reléguée au bout du couloir, partageant même sa chambre avec sa gouvernante. Sur le plan montrant la disposition des lès de la moquette, celles-ci sont toutes perpendiculaires à la façade côté jardin, à l’exception de la chambre d’enfant… et de la lingerie qui lui sont parallèles ! La chambre dispose de sa propre salle de bains qui contient là encore de grands placards. Sur un meuble bas, à la demande de la mère qui veut initier sa fille à l’horticulture, Barbe installe des réceptacles à plantes, fleurs set arbustes qui reconstituent le dessin géométrique d’un jardin à la française.
Barbe va jusqu’à créer la maison de poupée à la taille de la fillette, en contre-plaqué crépi et peint, exposée un Noël dans une vitrine aux Champs-Élysées, tendue à l’intérieur d’une indienne, avec un canapé à deux places pour prendre le thé et un bureau pour faire ses devoirs.
L’ancien rehausse le moderne et vice versa
La sobriété du décor met en valeur les bibelots, meubles et tapis anciens sélectionnés pour leur beauté intrinsèque ; ils proviennent tous des collections paternelles. Georges Hoentschel, architecte décorateur, à la tête de la maison Leys, réalisa avant 1914 pour les puissants d’Europe et des Amériques de grands ensembles décoratifs inspirés essentiellement de l’art français du xviiie siècle. L’éclectisme de ce grand amateur – sa collection fut achetée « en bloc » par Pierpont Morgan qui l’offrit au Metropolitan Museum de New York – s’étendait à l’art médiéval, à la peinture impressionniste, aux arts du feu modernes et jusqu’aux arts d’extrême Orient.
Ces objets rares introduisent une discrète note de couleur. Dans le vestibule, à une paire de vases monumentaux du XVIIe siècle en cloisonnés de la Chine à décor d’axis dans des paysages sur fonds bleu turquoise, répond un tapis de la Perse. Dans le salon, le tapis d’Aubusson d’époque Régence, à dominante bleue et rose, se marie avec un paravent à plusieurs feuilles en laque à fonds noir et un vase de la famille rose. Le ton granité ivoire du satin de coton des rideaux et du mobilier du fumoir (chambre de Monsieur) est choisi en fonction d’un magnifique brûle parfum japonais du XVIIe siècle, en bronze à fonte perdue et à patine brune – un cerf qui brame en étirant l’une de ses pattes arrières – posé sur la tablette de la cheminée de pierre blonde.
Les tableaux concourent aussi à animer les murs. Dans le boudoir (chambre de Madame), au-dessus de la cheminée, figure la Pomme d’Édouard Manet. Au-dessus de son lit-divan, est accrochée une paire de petits tableaux de la Savonnerie datant de la fin du XVIIIe siècle, qui reproduisent d’aimables compositions avec paniers de fruits d’après Anne Valayer-Coster. Dans le fumoir (chambre de Monsieur), trois grandes toiles d’Adolphe-Léon Willette, son parrain, provenant du « Chat noir », le célèbre cabaret de la butte Montmartre en 1900, débordent de fantaisie.
Dans la salle à manger, les fauteuils et chaises en bois naturel sculpté foncés de canne d’époque Régence apparaissent habituellement repoussés le long des murs, créant au centre un vide constitutif du décor. Sur une large paroi sont suspendus, hiératiques, une paire de tableaux ovales en tapisserie des Gobelins avec rehauts de fils d’argent, représentant le duc et la duchesse de Bourgogne, ainsi qu’une grande tapisserie de Beauvais, Le Jeu de dés, sur un carton de Jean-Baptiste Oudry, datée de 1731.